I
ATTERRISSAGE

Le chemin sinueux qui suivait la grande courbe de la baie de Falmouth était tout juste assez large pour permettre le passage d’un cavalier et de sa monture. Il était à peine moins dangereux que le sentier pédestre caché quelque part en contrebas et restait périlleux, qu’on l’emprunte pour la première fois ou que l’on se montre tant soit peu téméraire.

Ce jour-là, à l’aube, la côte paraissait déserte, sans autre bruit que les cris des oiseaux de mer, le chant aigu d’un rouge-gorge, les appels lancinants d’un coucou dont on avait l’impression qu’il ne se rapprochait jamais. La falaise s’était écroulée par endroits, si bien que, lorsque le chemin se rapprochait du bord, on entendait le fracas de la mer se brisant sur les rochers. Et à dire vrai, la mer était rarement calme.

L’air était humide et froid, alors que c’était la fin du mois de juin. Dans quelques heures, l’horizon allait s’éclaircir, la mer brillerait comme des millions de petits miroirs. Cheval et cavalier grimpèrent sans se presser une côte assez raide avant de s’arrêter, offrant le spectacle d’une statue, ou encore d’une vision qui allait s’évanouir d’un instant à l’autre dans ce paysage digne des sorcières.

Lady Catherine Somervell essaya de se détendre tout en contemplant derrière elle les lambeaux de brume qui défilaient lentement. Dans la grande demeure grise, sous le château de Pendennis, ses gens devaient la trouver folle. Comme ce jeune garçon d’écurie qui avait levé précipitamment une lanterne quand elle l’avait tiré en sursaut de son sommeil. Il avait vaguement proposé d’appeler le palefrenier en chef ou le cocher, mais elle avait refusé. Elle avait sellé Tamara, la robuste jument que Richard Bolitho lui avait offerte, en proie à une étrange impression d’urgence qui faisait fi de toute rationalité.

Elle s’était habillée dans la grande chambre, leur chambre, envahie par ce même sentiment de détresse. Elle avait simplement attaché ses longs cheveux noirs en chignon, elle portait une épaisse jupe d’équitation et l’un des manteaux de mer de Richard, celui qu’elle mettait souvent lors de ses promenades sur la falaise.

Tamara avait pris le chemin sans hésiter. Des ajoncs et des buissons s’accrochaient à la robe de Catherine, elle sentait l’odeur de la mer. La mer, cet ennemi : c’était ce que lui avait dit un jour Richard, d’un ton un peu amer, au cours de l’un de ces trop rares moments d’intimité.

Elle flatta l’encolure de sa jument pour la rassurer. Un navire de passagers en provenance des Antilles avait apporté des nouvelles à Falmouth. La flotte anglaise, appuyant une armée considérable de soldats et de fusiliers marins, avait attaqué la Martinique, principale base des Français dans la région. Les Français s’étaient rendus, la quasi-totalité de leurs activités dans la mer des Antilles et en mer d’Espagne avaient cessé.

Lorsqu’un officier de dragons avait lu en public ces nouvelles sur la place, Catherine avait observé l’assistance. La plupart n’avaient pas le moins du monde conscience de l’importance de la Martinique, épine plantée au flanc de l’Angleterre depuis tant d’années. Au demeurant, bien peu savaient où elle se trouvait. On ne sentait guère d’enthousiasme, pas de cris de joie, car on était en 1809 et quatre ans avaient passé depuis la mort de Nelson, l’enfant chéri du pays, et la bataille de Trafalgar dont beaucoup avaient espéré qu’elle mettrait fin à cette guerre interminable.

Le paquebot avait également déposé une lettre de Richard. Une lettre écrite à la hâte et dans laquelle il ne donnait guère de détails. La bataille était finie et il allait ôter sa marque de son navire amiral, le Prince Noir, un quatre-vingt-dix canons. Il avait reçu pour instructions de regagner l’Angleterre sans délai. Catherine n’arrivait pas à y croire, cela faisait neuf mois qu’il était parti, elle s’était préparée à une séparation bien plus longue, deux ans, trois ans peut-être. Elle n’existait que par les lettres qu’il lui écrivait et s’était jetée à corps perdu dans mille et une activités, aidant Bryan Ferguson, le majordome manchot de Bolitho. Tous les jeunes gens étaient enrôlés de force dans la marine, sauf s’ils bénéficiaient d’une protection particulière, et il était donc difficile de cultiver convenablement les terres. Il y avait sur la propriété plusieurs invalides, des marins qui avaient servi sous Bolitho et sur lesquels il veillait encore davantage que lorsqu’ils naviguaient sous son commandement. Nombreux étaient les propriétaires qui les auraient mis au rebut – rejetés sur la plage, comme disait Richard –, et ces vétérans auraient été condamnés à mendier auprès de ceux pour lesquels ils s’étaient battus et qu’ils avaient protégés.

Désormais, une seule chose comptait pour elle : il allait revenir. Il devait d’abord passer par Falmouth. Elle se mit à trembler, comme en plein hiver. Tout pouvait attendre, tant qu’elle ne le serrerait pas dans ses bras.

Elle avait lu et relu cette courte lettre tant et tant de fois, essayant de comprendre pourquoi l’on avait décidé de confier son commandement à un autre amiral. Valentine Keen avait été relevé, lui aussi, peut-être allait-il bénéficier d’une promotion. Elle songea à sa jeune épouse avec un sentiment d’envie. Elle était grosse, elle allait accoucher incessamment, si ce n’était déjà fait. Mais la famille fort convenable de Keen l’avait fait déménager dans l’une des belles demeures qu’elle possédait dans le Hampshire. Zénoria était la seule avec qui Catherine avait pu tout de suite parler à son aise. Amour, souffrances, courage, elles avaient toutes deux connu cela.

Catherine avait reçu une visite inattendue après l’arrivée de la lettre de Richard. Stephen Jenour, son aide de camp, nouvellement nommé au commandement d’un joli brick, l’Orcades, était passé la voir, profitant de ce que son bâtiment faisait relâche dans la passe de Carrick pour s’approvisionner en vivres. Il avait changé, pas seulement à cause de ce qu’il avait enduré dans la chaloupe après le naufrage du Pluvier Doré. Non, d’avoir perdu quelque chose lui avait donné de la maturité. Son commandement, qu’il avait accepté à la demande pressante de Richard Bolitho, était une prise qu’ils avaient faite aux Français et qu’il avait ramenée en Angleterre. Cela l’avait éloigné de cet homme qu’il voyait quotidiennement, qu’il respectait tant, qu’il aimait même, au-delà de tout ce qu’il avait pu éprouver au cours de sa jeune existence.

Ils avaient causé longtemps, jusqu’à ce que l’obscurité envahisse la pièce. A la lumière vacillante des bougies, il lui avait fait le récit de la bataille, avec ses mots à lui, ainsi que Bolitho le lui avait demandé. Pourtant, en l’écoutant, c’était Richard qu’elle entendait parler, les marins qui s’étaient battus et qui étaient morts, les hourras et les souffrances, la victoire et le désespoir.

A quoi pouvait bien penser Richard, pendant sa traversée du retour ? A ses « Heureux Élus », à sa bande de frères ? Leur nombre avait encore diminué, avec le départ de Jenour.

Elle poussa sa monture et Tamara se remit en branle, les oreilles pointées vers la mer dont on entendait le fracas incessant sur les rochers. La marée montait. Catherine sourit. Cela faisait trop longtemps qu’elle écoutait Richard et ses amis, les pêcheurs qui rapportaient leurs prises à Flushing ou même à Falmouth.

Ici, la mer était omniprésente, elle vous attendait.

Elle l’observa, mais il y avait trop de brume et il ne faisait pas encore assez clair pour distinguer la pointe.

Elle se rappela l’une de ses promenades à cheval, à cet endroit. La campagne se réveillait, il y avait des odeurs de pain sorti du four, de digitale, d’églantier. Si elle n’avait pas vu grand monde, elle avait senti leur présence. Beaucoup de ces gens-là n’auraient manqué à aucun prix le retour d’un Bolitho. Une famille qu’ils connaissaient depuis des générations ; des hommes qui, année après année, appareillaient pour des campagnes lointaines et oubliées, ou pour de grandes batailles navales. C’était comme les portraits accrochés aux murs de la vieille demeure et qui l’observaient lorsqu’elle montait seule se coucher, consciente du calme qui régnait.

Enfin, Richard aurait au moins pu profiter pendant ses jours de mer de la compagnie d’Adam, le neveu qu’il aimait tant. Il terminait sa lettre en indiquant qu’il allait rentrer seul à bord de son bâtiment. Cela lui remit Zénoria en mémoire, et, de fil en aiguille, Adam. Était-ce son imagination qui lui jouait des tours, ou bien son instinct, aiguisé par ses années de jeunesse ?

Elle tira un peu sur les rênes et tâta le petit pistolet qu’elle portait sur elle en permanence. Elle ne les avait ni vus ni entendus arriver. A son grand soulagement, elle reconnut leurs boutons dorés. C’étaient des gardes-côtes. L’un d’eux s’exclama :

— Eh, Lady Somervell ! Vous nous avez fait peur ! Toby se demandait s’il ne s’agissait pas de quelques messieurs qui seraient venus récupérer une petite cargaison sur la plage !

Catherine essayait de sourire.

— Je suis désolée, Tom. J’aurais dû m’en douter.

Il faisait déjà plus clair, comme pour détruire ses espoirs et exposer au grand jour son inconscience.

Tom l’observait attentivement. La femme de l’amiral, celle dont tout Londres parlait, à ce qu’on disait. Elle l’avait appelé par son prénom. Comme s’il était quelqu’un qui comptait pour elle. Il lui dit timidement :

— Puis-je me permettre de vous demander ce que vous faites dehors à cette heure, madame ? C’est dangereux.

Elle le regarda droit dans les yeux. Plus tard, il devait se rappeler ce moment. Ces superbes yeux noirs, ces hautes pommettes, cette assurance qu’elle montrait lorsqu’elle lui répondit :

— Sir Richard arrive. A bord de l’Anémone.

— J’savions ça, milady, on a été prévenus par la marine.

— Aujourd’hui, ajouta-t-elle, ce matin.

Ses yeux s’embuaient et elle se détourna.

Tom lui dit gentiment :

— Y a pas moyen de savoir quand, milady. Le vent, le temps, la marée…

Il s’interrompit en la voyant sauter à pieds joints sur le sentier.

— Qu’est-ce que c’est ?

Elle scrutait la baie qui commençait à se découvrir, la lumière émergeait au-dessus de la pointe comme une lame de verre.

— Auriez-vous une lunette, je vous prie ?

Le désespoir rendait sa voix un peu aiguë.

Les deux gardes-côtes descendirent de leurs montures et Tom sortit sa lunette d’un grand étui en cuir accroché derrière sa selle.

Catherine ne les voyait plus.

— Du calme, Tamara !

Elle posa l’instrument sur la selle encore tiède de la chaleur de son corps. Assez loin, près de la pointe, des mouettes volaient autour d’un petit bateau. On le distinguait mieux, les premières lueurs du soleil le teintaient de rose.

Le camarade de Tom avait lui aussi sorti sa lunette et dit au bout de quelques minutes :

— Il y a un bateau, là, Tom. Bon Dieu, c’est ça ! Vous d’mand’ben pardon, milady !

Elle ne l’avait pas entendu. Elle regardait les voiles noyées dans la brume, irréelles, semblables à des coquillages posés sur la forme plus sombre de la coque.

— Quel est ce navire, Toby ? Arrivez-vous à voir son gréement ?

Toby était assez étonné.

— Une frégate, y a pas de dout’là-dessus. Depuis toutes ces années, j’en ai vu bien assez des com’ça dans la passe de Carrick !

— Mais c’est peut-être un autre bâtiment. On va descendre au port et voir si on ne peut pas en savoir plus…

Ils se retournèrent avec un bel ensemble en l’entendant annoncer :

— C’est lui.

Elle avait complètement déplié la lunette et attendait que sa monture ne bouge plus pour y voir plus clair. Elle dit enfin :

— Je vois la figure de proue.

Elle leur tendit la lunette, le soleil l’aveuglait.

— L’Anémone…

Elle continuait de la voir en imagination, alors même que la frégate avait viré et s’était retrouvée plongée dans l’ombre : la femme aux seins nus qui brandissait sa trompette, la peinture dorée si claire au soleil. Elle répéta comme pour elle-même : « Anémone… la fille du vent. »

Elle appuya son front contre le flanc de sa jument. « Merci mon Dieu, vous me l’avez rendu. »

 

Le vice-amiral Sir Richard Bolitho se réveillait d’un sommeil mouvementé. Sa modeste chambre de nuit était plongée dans le noir. Instantanément, son cerveau réagit aux bruits et aux mouvements. Son instinct de marin lui disait que, dehors, la mer qui baignait cette coque fine et gracieuse était aussi sombre que sa chambre. Un beau commandement, pour lequel bien des jeunes officiers se seraient fait couper le bras droit. Il écouta un instant le bruit sinistre de la tête de safran ; le gouvernail peinait dans sa lutte contre la mer, contre la poussée du vent dans la voilure. Il entendait le friselis de l’eau contre la carène. La frégate Anémone virait de bord et venait à son nouveau cap. Oubliées, les longues glissades sur les lames du grand océan, le temps faisait désormais alterner périodes de soleil brûlant et averses de pluie. Dans ces parages, la mer était plus courte, les vagues plus raides. Le vaisseau plongeait dans les creux, cap sur la terre. Trois semaines depuis qu’ils avaient appareillé des Antilles. Adam avait conduit son Anémone comme le pur-sang qu’elle était.

Bolitho descendit de sa couchette, tenant encore l’un des barrots, le temps de s’habituer au roulis. Une frégate, nul ne pouvait rêver mieux. Il se souvenait de celles qu’il avait commandées, jeune capitaine de vaisseau, plus jeune encore qu’Adam. Des bâtiments si différents les uns des autres, et pourtant, si familiers. Mais les visages, les hommes, cela se brouillait un peu dans sa mémoire, même s’il ne les oubliait pas.

Il sentit son cœur battre plus vite en songeant à la terre, si proche. Après avoir franchi des milles et des milles dans l’océan, sans voir personne, ils étaient presque arrivés. Ils allaient jeter l’ancre dans la matinée devant Falmouth et, après une brève escale pour faire aiguade, Adam devait remettre à la voile pour rallier Portsmouth. De là-bas, il serait en mesure de prévenir l’Amirauté, grâce à ce tout nouveau télégraphe qui reliait le grand port de guerre à Londres.

C’était la veille au lever du jour qu’ils avaient aperçu le cap Lizard, avant qu’il se perde dans un banc de brume. Cela avait rappelé à Bolitho cette autre fois, au petit matin également, il était avec Allday. Il avait murmuré le nom de Kate, il se languissait d’elle, comme en cet instant.

Le vieux Partridge, leur maître pilote, avait changé de cap au cours de la nuit. Au près serré, huniers arisés, ils avaient donné un large tour pour éviter les récifs si redoutés des Menottes.

Bolitho savait bien qu’il n’arriverait pas à se rendormir et caressa un instant l’idée de monter sur le pont, mais il craignait de distraire les hommes de quart de ce qu’ils avaient à faire. Ils avaient déjà eu du mal à s’habituer à la présence d’un vice-amiral, et un célèbre, qui plus est. Il sourit. Enfin, assez connu, tout au moins.

Il avait eu le temps d’observer et d’écouter ces hommes, un équipage de deux cent vingt officiers, marins et fusiliers qui travaillaient en bonne intelligence. La manœuvre dans la tempête ou sous les grains était parfaite, on voyait que tous étaient désormais bien amarinés. Adam pouvait être fier de ce qu’avaient réussi son jeune état-major et lui-même, avec l’aide de quelques excellents officiers mariniers, tel le vieux Partridge. Adam redoutait sans doute le retour à Portsmouth : il était fort probable qu’on allait lui enlever quelques-uns de ses meilleurs matelots pour les transférer à bord d’autres bâtiments à court de monde. Tout comme ce pauvre Jenour, songeait tristement Bolitho. Si désireux de faire son chemin dans la marine, et pourtant, déchiré par sa fidélité, par son amitié, au point qu’il rechignait à quitter son amiral pour prendre le commandement de cette prise qu’ils avaient enlevée aux Français. Pour faire bonne mesure, il s’agissait même de leur bâtiment amiral. Bolitho se remémorait aussi ses adieux, lorsqu’il avait débarqué définitivement du Prince Noir. Julyan, le maître pilote, celui à qui il avait prêté sa coiffure pour tromper l’ennemi lorsqu’ils en étaient venus aux prises avec le navire amiral français après Copenhague ; ce vieux Fitzjames, maître canonnier, qui pointait une pièce de trente-deux comme s’il s’agissait d’un mousquet de fusilier ; Bourchier, major fusilier, et tant d’autres encore qu’il ne reverrait jamais. Des hommes qui avaient péri, souvent de manière atroce, non pour leur roi et leur patrie, ainsi que ne manquerait pas de l’écrire la Gazette, mais pour leurs camarades. Pour leur bâtiment.

La quille s’enfonça dans la houle et Bolitho entrouvrit la portière de toile qui donnait sur la grand-chambre. L’appartement était bien plus spacieux que sur les frégates plus anciennes. Rien à voir avec la Phalarope, la première qu’il eût commandée. Mais, ici aussi, dans ce qui était le domaine réservé au commandant, il y avait des pièces saisies derrière leurs sabords fermés. Les meubles, toutes ces petites choses qui vous rappelaient la civilisation, tout allait disparaître dans les cales. On allait démonter les tentures et les portes pour dégager le pont d’un bout à l’autre ; il n’y aurait plus que les pièces de dix-huit installées des deux bords. Un vaisseau de guerre.

Il pensa soudain à Keen. C’était peut-être la séparation qui avait été la plus déchirante. Une promotion l’attendait, et une promotion amplement méritée : commodore, contre-amiral ? Un changement considérable pour Keen. Lui-même avait connu cela dans le temps.

Un soir, alors qu’il soupait en compagnie d’Adam, le bâtiment était plongé dans l’un de ces grains comme en connaît l’Atlantique, les haubans et les enfléchures sifflaient, pareils aux instruments d’un orchestre de déments. Il avait évoqué la promotion de Keen et la différence que cela ferait pour Zénoria. Catherine lui avait dit dans une de ses lettres que la naissance était imminente. Il avait deviné qu’elle aurait bien aimé inviter la jeune femme à Falmouth. Quel serait le destin de cet enfant ? Marin, comme son père ? Les brillants états de service et les succès de Keen, en tant que chef, en tant qu’officier, lui seraient d’un précieux secours pour entamer pareille carrière.

Ou alors, une carrière juridique ? Peut-être la Cité ? La famille de Keen était immensément riche, plus riche que celles dont sortaient la plupart des aspirants qui commençaient en général à bord d’un gros vaisseau surpeuplé.

Sur le coup, Adam n’avait rien dit. Il écoutait les pas résonnant sur le plancher de pont, les ordres hurlés, les coups de barre.

— Si je devais repartir de zéro, mon oncle, je ne souhaiterais pas d’autre tuteur.

Il hésitait, il était redevenu un court instant l’aspirant efflanqué, à moitié mort de faim, qui avait fait tout ce chemin à partir de Penzance pour aller retrouver cet oncle dont il ne connaissait que le nom – Bolitho –, inscrit sur un bout de papier. Depuis ce temps-là, ils avaient tant partagé. Mais, pour le moment, il y avait une chose qu’ils ne pouvaient partager. Pas encore. Adam avait repris lentement :

— Le commandant Keen est un bien heureux homme.

Lorsque Bolitho était arrivé à bord, Adam avait insisté pour céder à son hôte sa chambre de nuit. Il se contenterait de la chambre de poupe. Cela rappelait à Bolitho un autre incident de la traversée, laquelle avait été sans histoire pour le reste. Un jour, alors qu’ils venaient d’établir la toile de beau temps, plus légère, pour l’approche avant l’atterrissage final, il avait trouvé Adam assis dans sa chambre, un verre vide à la main.

Bolitho avait immédiatement discerné sa détresse, ce dégoût qu’il semblait éprouver pour lui-même. Il lui avait demandé :

— Qu’est-ce qui te tourmente ainsi, Adam ? Raconte-moi si tu le souhaites, je ferai tout mon possible pour t’aider.

Adam avait levé les yeux avant de lui répondre :

— Aujourd’hui, c’est mon anniversaire, mon oncle.

C’était dit d’un ton si calme, si naturel, que, en dehors de Bolitho, personne n’aurait pu deviner qu’il venait de boire, et plus que de raison. Si un seul de ses officiers en avait fait autant, Adam l’aurait puni. Il aimait son bâtiment, ce commandement dont il avait toujours rêvé.

— Oui, je sais.

Bolitho s’était assis en face de lui. Peut-être ses galons dorés formaient-ils entre eux une barrière infranchissable.

— J’ai vingt-neuf ans.

Il avait jeté un regard circulaire sur sa chambre, un regard empreint de mélancolie.

— Et, à part l’Anémone, je n’ai rien.

Il avait bondi quand son garçon était entré :

— Mais bon sang, qu’est-ce que vous me voulez encore ?

Un geste qui n’était pas conforme à son habitude, mais sa réaction l’avait aidé à retrouver son calme.

— Je suis désolé, pardonnez-moi de vous avoir traité ainsi, profitant de ce que vous ne pouvez pas me répondre.

Le garçon avait fait précipitamment retraite, encore tout secoué de ce qui venait de se passer.

Ils avaient de nouveau été interrompus, cette fois par le premier lieutenant qui venait dire à son commandant qu’il fallait rappeler tout le monde sur le pont pour virer de bord.

Adam lui avait répondu d’un ton neutre :

— Je monte, Mr Martin.

Lorsque la porte s’était refermée, il avait pris sa coiffure et un peu hésité avant d’ajouter :

— L’an passé, le jour de mon anniversaire, une femme m’a embrassé.

— Est-ce quelqu’un que je connaisse ? lui avait demandé Bolitho.

Mais Adam n’écoutait déjà plus que les trilles des sifflets, le martèlement des pieds sur le pont.

— Je ne pense pas, mon oncle. Je crois que personne ne la connaît.

Puis il était monté.

L’opinion de Bolitho était faite. Il avait renoncé à aller prendre son manteau de mer et était monté directement sur la dunette.

Ces odeurs, le grincement des poulies et du bois, tout ce gréement courant et dormant sous tension, cela lui rendait une nouvelle jeunesse. Il se souvenait encore de la réponse de cet amiral auprès duquel il quêtait un commandement, n’importe lequel, lorsque la guerre qui avait suivi la Révolution française avait éclaté.

A l’époque, il était encore faible, conséquence de la fièvre qui avait manqué de l’emporter dans les mers du Sud. Tous les officiers se bousculaient pour obtenir, qui un embarquement, qui un commandement. Il s’était presque fait suppliant.

Je commande une frégate…

Et la réplique glacée de l’amiral :

— Non, j’ai commandé, Bolitho.

Cette réponse avait ouvert une blessure qui resterait longtemps à vif, très longtemps.

Il sourit, le visage détendu. Au lieu d’une frégate, on lui avait donné l’Hypérion. « Le vieil Hypérion », comme chantaient les marins quand ils se retrouvaient dans les tavernes.

Il entendit des voix et crut déceler une odeur de café. C’était sans doute son domestique, Ozzard, avec sa tête de taupe. Ozzard qui restait toujours imperturbable, si bien qu’il était difficile de savoir ce qu’il pensait vraiment. Était-il heureux de rentrer ? Ou bien cela le laissait-il totalement froid ?

Il arriva sur le pont détrempé et aperçut quelques silhouettes sombres. L’aspirant de quart glissa un mot à l’oreille du pilote pour l’avertir que leur illustre passager arrivait.

Adam se tenait près de Peter Sargeant, son second. Bolitho se disait que cet officier allait sans doute être bon sous peu pour un commandement. Ce serait alors une grosse perte pour Adam.

Ozzard sortit de l’ombre, la cafetière à la main, et lui tendit une tasse fumante.

— Je viens de le préparer, sir Richard, mais il ne m’en reste presque plus.

Adam s’approcha, le vent humide faisait voler ses cheveux noirs.

— Nous avons la pointe de Rosemullion par le travers bâbord, sir Richard.

Cette façon très officielle de s’exprimer n’échappa pas à ceux qui les entouraient.

— Mr Partridge m’assure que nous serons devant la pointe de Pendennis à la fin du dernier quart.

Bolitho acquiesça avant d’avaler une gorgée de café brûlant. Il revoyait la boutique de Londres dans laquelle Catherine l’avait entraîné, dans St James’s Street. Elle y avait acheté du café et des vins fins, du fromage et autres gâteries dont il ne s’était jamais soucié avant de la connaître. Le soleil perçait par-dessus la côte rocheuse et les collines verdoyantes qui se perdaient dans le lointain. La maison.

— Nous avons été vite, commandant. Dommage que vous ne puissiez pas passer un instant à la maison.

Adam répondit sans le regarder :

— Je me contenterai de l’imaginer, amiral.

Le second vint les saluer.

— Je ferai hisser notre indicatif dès que nous serons en vue, commandant.

Il s’adressait à Adam, mais Bolitho savait bien que c’était à lui qu’il parlait. Il lui répondit :

— Je crois qu’elle est déjà au courant, monsieur.

Il aperçut la forte silhouette d’Allday près d’un passavant. Comme s’il avait senti son regard, Allday leva les yeux. Sa figure tannée s’éclaira d’un large sourire.

Eh oui, mon vieux, nous, sommes là. Comme tant de fois. Et toujours ensemble.

— Paré à virer ! Du monde aux bras ! Et à larguer les perroquets !

Bolitho s’accouda à la lisse de dunette. L’Anémone allait virer de bord, le spectacle devait être superbe.

Et l’atterrissage, parfait.

 

Le capitaine de vaisseau Adam Bolitho se tenait sur la dunette, du bord au vent, les bras croisés. Il était content de pouvoir laisser l’atterrissage à son second. Il contemplait les murailles basses et le donjon du château de Pendennis qui dansaient lentement dans le lacis noir du gréement, comme pris dans un filet.

A n’en pas douter, nombreux devaient être ceux qui les observaient à la lunette à partir de la vieille forteresse. Avec le fort et la batterie construits sur l’autre pointe, cela faisait des siècles qu’elle gardait l’entrée du port. Un peu plus bas, cachée dans la verdure, à flanc de colline, se trouvait la vieille demeure grise des Bolitho, une maison chargée de souvenirs et de la mémoire de ses fils partis de ce port pour ne jamais revenir.

Il essayait de ne pas penser à la nuit au cours de laquelle Zénoria l’avait découvert, les yeux pleins de larmes, en train de boire du cognac. Il venait d’apprendre que son oncle avait disparu à bord d’un transport, Le Pluvier Doré. Et c’était voilà seulement un an ?

Bolitho lui avait dit que Zénoria attendait un enfant, il n’avait même pas osé penser une seconde que c’était peut-être le sien. Catherine seule avait été à deux doigts de découvrir la vérité et l’inquiétude de Bolitho à son sujet l’avait mené bien près de tout lui avouer. Mais, s’il craignait les conséquences de ses actes, Adam craignait bien davantage de faire souffrir son oncle.

Il aperçut Allday, toujours aussi massif, près de la batterie bâbord. Lui aussi semblait perdu dans ses pensées. Il songeait peut-être à cette femme qu’il avait sauvée quand elle était tombée aux mains de voleurs, et peut-être pis ; la propriétaire de La Tête de Cerf, cette petite auberge de Fallowfield. Le marin met sac à terre.

La voix du vieux Partridge le sortit de ses rêveries.

— Laissez venir, un rhumb !

— En route nord quart nordet, monsieur !

La terre se remit à défiler. La frégate pointait son boute-hors droit sur l’embouchure et la passe de Carrick.

Ses hommes formaient maintenant un bel équipage. Il y avait fallu de la patience, quelques coups de gueule, mais Adam était fier d’eux. Son sang se glaçait encore lorsqu’il songeait à ce jour où l’Anémone s’était laissé attirer à portée de canon par un vaisseau qui transportait des soldats français et s’était fait tirer dessus par une batterie côtière à boulets rouges. Il ne s’en était pas fallu de beaucoup. Il laissa son regard errer sur l’embelle où les matelots attendaient, parés aux bras et aux drisses avant d’atteindre le mouillage. Les boulets rouges auraient transformé son Anémone bien-aimée en fournaise. Les voiles desséchées par le soleil, les manœuvres enduites de goudron, la sainte-barbe et les soutes à munition, tout se serait embrasé en quelques minutes. Il serra les mâchoires à ce souvenir : il avait réussi à se mettre hors de portée, non sans avoir tiré une bordée dévastatrice sur le navire qui avait joué le rôle d’appât, le condamnant à la fin terrible qu’ils avaient réservée à son propre bâtiment.

Il se rappelait également l’ordre reçu par le capitaine Valentine Keen : rentrer en Angleterre à bord de son vaisseau. Mais il y avait eu contre-ordre au dernier moment, et il avait embarqué à bord d’une frégate sur laquelle se trouvait l’amiral français capturé, Baratte. Là aussi, il s’en était fallu de peu. Bolitho n’avait jamais évoqué la défaillance de Herrick, qui ne lui avait pas apporté son soutien au moment de l’engagement, alors qu’il en aurait eu tant besoin et que tout jouait contre lui.

Adam serra plus fort la lisse de dunette, jusqu’à ce que la douleur le calme un peu. Qu’il aille au diable, celui-là. La trahison de Herrick avait dû blesser Bolitho si profondément qu’il ne réussissait même pas à en parler.

Après tout ce qu’il avait fait pour lui – après tout ce qu’il a fait pour moi.

A son corps défendant, ses pensées revinrent à Zénoria. Le haïssait-elle pour ce qu’il lui avait fait ?

Et Keen, découvrirait-il un jour la vérité ?

Ce ne serait qu’une vengeance bien douce, si je devais un jour quitter la marine comme mon père dans le temps, ne serait-ce que pour protéger ceux que j’aime.

Le second lui dit à voix basse :

— L’amiral monte, commandant.

— Merci, Mr Sargeant.

Celui-là aussi, il allait le perdre à leur arrivée à Portsmouth, sans compter quelques autres de grande valeur. Voyant que l’officier l’observait, il ajouta lentement :

— Au cours des derniers mois, Peter, je me suis montré dur avec vous – puis, posant la main sur sa manche, comme l’aurait fait Bolitho : La vie d’un commandant n’est pas une existence de rêve, vous le découvrirez un jour !

Bolitho arrivait, ils se retournèrent pour le saluer. Il avait endossé sa plus belle redingote, les deux étoiles d’argent brillaient sur ses épaulettes. Il redevenait le vice-amiral, celui que l’opinion, et par conséquent la plupart des marins, respectait et chérissait tant. Un héros, le plus jeune amiral de la liste navale. Envié par certains, haï par d’autres, objet de toutes les conversations et de tous les commérages dans les tavernes comme dans les réceptions de la société londonienne la plus huppée. Celui qui avait risqué sa réputation et sa carrière pour la femme qu’il aimait : Adam était proprement incapable d’évaluer tout ce que cela représentait.

Bolitho avait son bicorne sous le bras, comme pour laisser de côté tous les symboles de son autorité. Le vent lui ébouriffait les cheveux. Des cheveux aussi noirs que ceux d’Adam, à l’exception de cette mèche rebelle au-dessus de l’œil droit, là où un coup de couteau avait manqué de mettre un terme à son existence. Une mèche grisonnante, tel un stigmate.

Le lieutenant de vaisseau Sargeant les regardait, tous deux l’un à côté de l’autre. Pour lui, cela avait été une véritable révélation. Comme tous les membres du carré, il avait dû surmonter son inquiétude à l’idée d’accueillir un homme aussi réputé, admiré de toute la marine. Un homme qui allait partager la vie d’un vaisseau de cinquième rang. Ce qui lui avait permis d’observer l’amiral de près. Il aurait pu être le frère du commandant, tant la ressemblance entre eux était grande. Sargeant avait entendu plus d’un commentaire à ce sujet. La chaleur que l’on sentait lorsqu’ils échangeaient un regard avait aidé à mettre le carré à l’aise. Bolitho avait fait le tour du bord, « histoire de sentir le vent », comme disait son grand gaillard de maître d’hôtel, mais sans jamais se mêler de ce qui se passait. Sargeant connaissait la réputation de Bolitho, on disait qu’il avait été l’un des meilleurs commandants de frégate de son temps. Il savait qu’il devait éprouver à bord de l’Anémone le même sentiment de bonheur qu’Adam.

Adam dit doucement à l’amiral :

— Vous allez me manquer, mon oncle.

On l’entendait à peine, avec le tintamarre que faisaient les poulies et les hommes se ruant sur les passavants pour préparer l’une des ancres. Lui aussi voulait se souvenir de ce moment, sans le partager avec quiconque.

— J’aurais aimé que tu puisses passer à la maison, Adam.

Bolitho le voyait, le visage levé vers les hauts, puis se tournant vers les timoniers, vers la flamme qui flottait au grand mât.

Anémone s’était mise à gîter sous l’action de la barre et du vent.

Adam souriait, il ressemblait ainsi au petit garçon qu’il avait été.

— Non, cela m’est impossible. Nous n’aurons que le temps de faire aiguade avant de repartir. Je vous prie de transmettre mes hommages à Lady Catherine – il hésitait : Et mon bon souvenir à tous ceux qui se rappellent de moi.

Bolitho détourna les yeux ; Allday le fixait, la tête penchée, pareil à un chien hirsute qui se demande ce qui se passe. Il lui dit :

— Je vais prendre le canot, Allday. Je le renverrai pour qu’il vienne vous chercher avec Yovell, et tous les bagages que nous aurions oubliés.

Allday, qui avait horreur de l’abandonner, ne sourcilla pas. Il comprenait très bien, Bolitho avait envie d’être seul quand il la retrouverait.

— Paré à virer, commandant !

La voilure principale était déjà carguée, l’Anémone qui ne portait plus que ses huniers arisés entama une large boucle. Le vent fraîchissait, le genre de temps qu’elle affectionnait.

— Envoyez !

Une grande gerbe d’embruns jaillit au-dessus de la guibre lorsque l’ancre tomba dans l’eau. C’était la première fois qu’ils mouillaient depuis leur séjour aux Antilles, avec leur soleil et leurs plages. Les hommes, privés de ceux qu’ils aimaient, de leurs maisons, peut-être d’enfants qu’ils connaissaient à peine, admiraient les pentes herbeuses de la Cornouailles, les moutons qui paissaient aux flancs des collines, comme de petites taches blanches. Bien peu d’entre eux seraient autorisés à descendre à terre, même à Portsmouth. On avait déjà posté des fusiliers en tunique rouge sur les passavants et entre les bossoirs, parés à faire feu sur l’insensé qui essaierait de se jeter à la nage pour rejoindre le rivage.

Tout se passa ensuite comme dans un rêve. Les trilles des sifflets, le canot que l’on hissait au palan pour le mettre à l’eau, l’armement impeccable, en chemises à carreaux et chapeaux de toile cirée. Adam avait été à bonne école. On jugeait d’abord un bâtiment de guerre à sa drome et à ses armements.

— Sur le bord !

Les fusiliers marins s’alignèrent à la coupée. Un sergent avait pris la place de leur officier, mort de ses blessures et qui reposait désormais au fond de l’océan.

Les boscos humectèrent leurs sifflets, jetant subrepticement quelques coups d’œil à celui qui allait les quitter. Un homme qui ne se contentait pas de bavarder avec eux pendant les quarts du soir, mais qui les écoutait, comme s’il avait réellement envie de les connaître, eux, ces gens de peu qui devraient le suivre jusque sous la gueule des canons s’il leur en donnait l’ordre. Certains en étaient encore tout surpris. Ils s’attendaient à rencontrer une légende vivante, et ils avaient découvert un être humain.

Bolitho se tourna vers eux et brandit sa coiffure. Allday surprit sa gêne soudaine lorsqu’un rayon de soleil qui se glissait entre les enfléchures et les voiles bien ferlées toucha son œil malade.

C’était toujours un mauvais moment et Allday dut se retenir pour ne pas l’aider à descendre le long de la muraille en bas de laquelle le canot bouchonnait au bout de ses bosses. Un aspirant, débout dans la chambre, s’apprêtait à recevoir son passager.

Bolitho salua la garde avant de dire en détournant le regard :

— Je vous souhaite bonne chance. Je suis fier d’avoir été des vôtres.

Et, comme dans un brouillard, des volutes de terre à briquer au-dessus des mousquets armés de leurs baïonnettes s’élevèrent tandis que les fusiliers se mettaient au « présentez armes », puis les coups de sifflets stridents, le soulagement d’Allday lorsqu’il fut arrivé sain et sauf dans le canot. Il pouvait encore voir Adam à la lisse, qui saluait timidement, la main à demi levée. Derrière lui, ses officiers et officiers mariniers espérant être les premiers à attirer son attention. A la mer comme au port, un bâtiment de guerre ne connaissait jamais le repos : des embarcations quittaient déjà les jetées du port pour se livrer, si elles y arrivaient, à toutes sortes de petits trafics, depuis le tabac et les fruits frais jusqu’aux femmes de la ville qui venaient offrir leurs services, si d’aventure le commandant leur permettait de monter à bord.

— Avant partout ! ordonna l’aspirant d’une voix aiguë.

Bolitho s’abrita les yeux pour essayer de distinguer les silhouettes massées sur la jetée. Il entendit bientôt le tintement faible des cloches dans le lointain, qui couvrait difficilement les cris des mouettes occupées à faire des cercles au-dessus des bateaux de pêche qui rentraient au port. L’horloge de l’église sonnait la demi-heure. Le vieux Partridge ne s’était pas trompé en annonçant l’heure du mouillage : l’Anémone avait dû mouiller à quatre heures sonnantes.

Il distinguait des gens en uniforme en haut des marches de pierre, et un vieux avec une jambe de bois qui riait comme si Bolitho avait été son propre fils.

Bolitho le salua :

— Bonjour, Ned.

C’était un bosco qui avait servi dans le temps avec lui. C’était à bord de quel vaisseau ? Et cela faisait combien d’années ?

L’homme lui cria :

— Alors, amiral, j’espère qu’vous avez mis une bonne raclée aux Français ?

Mais Bolitho était déjà parti. Il avait aperçu Catherine qui le regardait, elle était sur l’étroit sentier privé qui conduisait à la maison.

Elle était immobile ; seule une de ses mains bougeait pour flatter l’encolure de sa monture, mais elle ne quittait pas Richard des yeux.

Il savait qu’elle serait là, il savait qu’elle avait sauté du lit avant l’aube, pour être seule à l’accueillir.

Il se sentait chez lui.

 

Bolitho passa le bras autour des épaules de Catherine, il sentait sa peau sous sa main. Les hautes portes vitrées qui donnaient sur la bibliothèque étaient grandes ouvertes, l’air était rempli de l’odeur prenante des roses. Elle admirait son profil, la mèche grise tranchait sur sa peau bronzée. Pour le rassurer, elle lui disait que cela lui donnait l’air distingué, alors qu’elle savait bien qu’il la détestait, comme quelque chose qui lui rappelait en permanence leur différence d’âge.

Elle lui murmura :

— J’ai toujours aimé les roses. Lorsque tu m’as emmené voir le jardin de ta sœur, je me suis dit qu’il fallait que j’en mette davantage ici.

Il lui caressait l’épaule, il avait encore du mal à croire qu’il était bien là, qu’il avait débarqué depuis une heure. Pendant tant de semaines et tant de mois, il s’était souvenu de son courage, de sa résistance, avant et après la perte du Pluvier Doré. Lui-même avait alors douté qu’ils parviennent à survivre à toutes ces souffrances dans un canot non ponté, alors que les requins n’étaient jamais bien loin.

Une jeune servante qui arrivait avec du linge plein les bras le vit soudain, tout étonnée.

— Ça alors, sir Richard, bienvenue chez vous ! Ça fait rudement plaisir de vous voir !

Il lui sourit.

— Et moi donc, ma fille, je suis bien content d’être ici.

Il surprit le regard que la servante jetait à Catherine. Elle portait encore son vieux manteau, sa jupe d’équitation mouillée de rosée et pleine de poussière.

Bolitho demanda à Catherine :

— T’ont-ils bien traitée, Kate ?

— Ils ont tous été adorables. Bryan Ferguson est un roc.

— Nous avons parlé, pendant que tu allais demander du café. Il m’a dit que tu lui avais fait honte, quand il te voyait t’occuper des terres. Je suis fier de toi !

Elle laissa son regard errer sur le jardin qui descendait en pente douce jusqu’au muret. Au-delà, la mer brillait, là où s’arrêtaient les collines, comme l’eau contre un barrage.

— Tiens, ces lettres t’attendaient… – elle se tourna vers lui, soudain inquiète : Tu crois que nous réussirons à avoir un peu de temps pour nous ?

— Ils ne sauront même pas que je suis rentré tant qu’Adam n’aura pas envoyé de dépêche par le télégraphe de Portsmouth. Cela dit, on ne m’a pas expliqué pourquoi l’on me rappelait, et je crois qu’on ne le fera pas tant que je ne me serai pas rendu à l’Amirauté.

Il la regardait intensément, essayant de dissiper ses craintes, de ne pas la laisser s’imaginer qu’ils allaient de nouveau être séparés, comme la dernière fois.

— Une chose est certaine, Lord Godschale a quitté l’Amirauté. De cela aussi, nous aurons sans doute l’explication sous peu !

Elle parut rassérénée. Elle lui prit le bras et ils se dirigèrent vers le jardin. Il faisait très chaud, le vent était tombé et il ne soufflait plus qu’une légère brise. Bolitho se demandait si Adam allait réussir à sortir du port.

— Des nouvelles de Miles Vincent ? lui demanda-t-il. Tu m’as écrit qu’il avait été embarqué par la presse à bord de l’Ipswich.

Elle se renfrogna.

— Roxby a écrit au major général du port quand il a su ce qui s’était passé. L’amiral était sur le point d’envoyer une dépêche à l’Ipswich pour lui dire qu’il s’agissait d’une erreur.

Elle se montra fort surprise, quand il lui dit :

— Se faire enrôler ainsi après l’arrogance et la cruauté dont il a fait preuve pourrait lui faire le plus grand bien ! Ce tyranneau a besoin d’une bonne leçon. En passer par la justice de l’entrepont après celle du poste des aspirants lui fera peut-être comprendre certaines choses, encore que j’en doute !

Elle détourna son regard.

— Je suis désolé qu’Adam n’ait pas pu t’accompagner.

Mais elle chassa ses tristes pensées et se revint dans ses bras, un charmant sourire aux lèvres.

— Non, je mens ! Je ne voulais te partager avec personne. Oh, mon chéri, tu es revenu, je savais que tu allais revenir, et tu es si magnifique !

Ils reprirent leur marche en silence, puis elle lui demanda doucement :

— Comment va ton œil ?

Il essaya d’esquiver.

— Guère de changement, Kate. Parfois, il me rappelle tout ce que nous avons fait… que nous avons plus de chance que tous ces braves qui ne connaîtront jamais la douceur d’une femme qui vous serre dans ses bras, qui ne sentiront plus les odeurs de l’aube dans les collines de Cornouailles.

— Richard, j’entends du monde dans la cour, lui dit-elle.

Elle se détendit en reconnaissant le gros rire d’Allday.

Bolitho eut un sourire.

— Mon chêne. Il est resté derrière avec Yovell pour surveiller le débarquement de quelques coffres et de la superbe cave à vins que tu m’as offerte. Je n’en laisserais le soin à nul autre.

Il parlait d’une voix calme, mais ses yeux se perdaient dans le vague.

— Tu sais Kate, ça a été une dure bataille. Nous y avons perdu beaucoup de braves – il haussa les épaules, comme fatigué : Cela dit, si le capitaine de vaisseau Rathcullen n’avait pas pris sur lui de faire ce qu’il a fait, je crois que nous aurions connu un sérieux revers.

Elle hocha pensivement la tête, elle revoyait la mine que faisait le jeune Jenour, quand il était venu la voir, à la demande de Bolitho.

— Et Thomas Herrick qui t’a laissé tomber, une fois de plus, en dépit du péril que tu courais, en dépit de ce que vous avez été l’un pour l’autre…

Bolitho se tourna vers la mer. Son œil droit le piquait légèrement.

— Oui, c’est vrai. Mais nous l’avons emporté. On dit maintenant que, sans cette victoire, le gros de nos forces aurait été contraint de renoncer à la Martinique.

— Pas « sans cette victoire », Richard, mais sans toi ! N’oublie jamais tout ce que tu as fait pour la marine et pour ton pays.

Il se baissa pour l’embrasser doucement dans le cou.

— Ma tigresse…

— Ça, tu peux en être sûr !

Grâce, la femme de Ferguson, arrivait, le visage réjoui, un plateau de café à la main.

— J’ai pensé que vous aimeriez le prendre dehors, milady.

— Oui, très bonne idée. Je trouve que la maison est bien agitée aujourd’hui.

Catherine se pencha brusquement et prit la main de Richard.

— Il y a trop de monde. Des gens qui viennent te voir, qui exigent de te parler, qui veulent te souhaiter la bienvenue. Nous n’arrivons même plus à nous retrouver seuls dans notre propre maison.

Elle se tourna vers lui, une petite veine battait sur son cou.

— Je me suis tant languie de toi, j’avais envie que tu me prennes, que tu fasses tout ce que tu désirais.

Elle hocha la tête, secouant ses cheveux qu’elle avait détachés.

— Tu crois que je suis folle ?

— Il y a cette petite anse, lui répondit-il en lui serrant la main.

Elle leva les yeux pour saisir son regard.

— Notre endroit à nous ? – elle attendit que sa respiration se calme : Maintenant ?

Ferguson trouva sa femme dans le jardin, près de la table en pierre. Elle regardait le café auquel ils n’avaient pas touché.

— J’ai entendu les chevaux… lui dit-il.

Voyant son expression, il vint s’asseoir près d’elle.

— Ce serait dommage qu’ils gâchent le peu de temps dont ils disposent.

Il se pencha et passa son bras unique autour de sa taille. On avait du mal à se dire qu’elle était si maigre, si maladive, lorsque le détachement de la presse l’avait ramassée avec quelques autres, dont Allday.

— Ils sont partis, ils avaient besoin de se retrouver.

Grâce passa lentement la main dans ses cheveux. Elle aussi se souvenait.

Même en ville, les gens regardaient désormais autrement la maîtresse des lieux. Au début, elle était cette traînée pour laquelle Sir Richard Bolitho avait abandonné son épouse, une femme à vous tourner la tête de tous les hommes, une beauté à couper le souffle, avec cet air altier. Certes, elle suscitait encore chez certains mépris et aversion. Mais tout avait changé, depuis les épreuves qu’elle avait endurées à bord de ce malheureux Pluvier Doré, dans des conditions épouvantables, ce combat désespéré pour survivre dans la chaloupe.

On racontait qu’elle avait tué l’un des mutins avec son peigne à l’espagnole lorsque le plan projeté par Bolitho pour reprendre le navire avait échoué.

Quelques dames avaient bien entendu essayé d’imaginer ce que cela représentait de partager la promiscuité d’une petite embarcation au milieu de gentils et de méchants, d’hommes désespérés et parfois lubriques, alors que tout semblait perdu. Les hommes, quant à eux, la regardaient passer en imaginant qu’ils étaient seuls avec la femme de l’amiral.

Grâce Ferguson émergea brusquement de sa rêverie.

— Ce soir, Bryan, je fais faire de l’agneau.

Elle avait retrouvé ses préoccupations habituelles.

— Et puis je vais servir de ce vin français qu’ils aiment tant tous les deux.

Il sourit.

— Ma chérie, ça s’appelle du champagne.

Elle se leva pour aller vaquer à ses affaires, mais s’arrêta pour le serrer dans ses bras.

— Je m’en vais te dire une bonne chose. Ils ne peuvent pas être plus heureux que nous, en dépit de tous les malheurs qui nous sont tombés dessus !

Ferguson la suivit des yeux. Eh bien, encore maintenant, elle réussissait à le surprendre.

 

Une mer d'encre
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